Thévenot et l'homosexualité
Source : Pascal Jacob, La morale chrétienne est-elle laïque, Artège 2012, p. 263 sqq
Il faut reconnaître à Xavier Thévenot le mérite de s’être penché de façon approfondie sur la question. Mais il est conduit, par sa méthode, à s’écarter significativement du Magistère, comme le montre l’étude de cas proposée dans Repères Ethiques :
« Par exemple, un des conjoints d’un couple hétérosexuel se découvre homosexuel, que va-t-il devoir faire pour construire sa vie affective en respectant celle de sa femme ? »[1]
Est-ce bien la question ? Construire sa vie affective, c’est construire une vie affective ordonnée, sauf à donner dans l’esthétisme moral déjà évoqué.
La norme universelle est donnée par l’auteur « Accepte-t-il l’interpellation de l’Église qui nous rappelle que l’homosexualité ne peut jamais être prise pour un idéal ? »[2]. Seulement cette norme utopique, vide par définition, ici est inopérante, puisque par hypothèse ici on admet que le conjoint découvre qu’il est homosexuel. Et puis, Thévenot l’a dit, la norme universelle est un idéal vide de contenu. Aussi faut-il se rabattre sur la norme particulière, qui est le fruit de l’expérience dans une société donnée. Mais retenu de parler d’actes volontaires objectivement désordonnés, ou intrinsèquement mauvais, Thévenot se contente de dire que « les actes homosexuels sont toujours des actes marqués d’une limite objective importante »[3], de telle sorte qu’ils finissent par être acceptables puisque ce n’est qu’une limite.
« Tout le problème sera donc pour l’homosexuel chrétien de réguler son type spécifique de sexualité sous l’action de l’Esprit Saint »[4].
C’est là admettre que l’homosexualité est un « type spécifique de sexualité », ce qui assez discutable.
Observons cependant qu’un acte objectivement désordonné a beau être régulé, il reste objectivement désordonné. C’est l’enseignement constant du magistère rappelé expressément par persona humana[5]et dont Thévenot admet par ailleurs s’écarter dans sa thèse sur l’homosexualité masculine. Désordonné, dans une éthique du bien, veut dire que l’homosexualité, par sa structure, n’est pas ordonnée au bien de la personne, parce que les actes qu’elle fait poser s’oppose aux exigences de la nature de la personne. Dans une éthique du droit, « désordonné » signifiera au contraire « transgressif », laissant la conscience décider du bien et du mal.
Il va donc rester la norme singulière. L’auteur donne quelques indications de ce qu’elles pourraient être[6].
« …[L’homosexuel est] souvent contraint à faire partie des exclus qui n’ont pas le droit de vivre à visage découvert. Aussi la Bonne Nouvelle du Christ (…) s’adresse-t-elle à l’homosexuel avec une certaine priorité »[7], mais pourtant ce n’est pas en tant qu’homosexuelle, mais en tant qu’exclue qu’il est question d’une personne. Cela ne permet pas d’affirmer que ce qui est désigné ici comme cause de l’exclusion soit un bien. Le paralogisme là encore est évident. Si le Christ vient d’abord pour les pécheurs, cela ne fait pas du péché un bien ni du fameux felix culpa un cri de reconnaissance pour l’existence de l’homosexualité.
On retrouve la même confusion plus loin :
« [Les homosexuels] ne cessent de répéter que les normes destinées aux hétérosexuels ne leur sont pas toutes applicables telles quelles (…) La fidélité au sens habituel du terme semble alors souvent être hors de portée de l’homosexuel »[8]
Mais l’Église ne demande pas aux personnes homosexuelles d’être fidèles lpuisque là n’est pas la question. En réalité, l’Église ne reconnaît pas le couple homosexuel, il est donc déplacé de leur demander d’être fidèles. C’est comme si on demandait au mari infidèle d’être bien à l’heure au rendez-vous avec sa maîtresse parce que la ponctualité est une vertu.
Plus loin, encore : « Je pense que l’orientation homosexuelle est par rapport à l’orientation hétérosexuelle une forme de limite objective, mais que cette limite, loin de faire de l’homosexuel un sous-homme, peut être assumée et régulée par lui de façon telle qu’elle peut être l’occasion de faire grandir sa personnalité d’homme et de croyant. Ainsi verra-t-on des homosexuels dont la vie globale pourra devenir signe pour des hétérosexuels qui mésusent[9] de toutes les richesses de leur orientation sexuelle »[10].
Il y a bien évidemment des hétérosexuels qui se droguent ou qui trompent leur femme, mais ce n’est pas en tant qu’ils sont hétérosexuels, car un homosexuel peut en faire autant. Ce n’est pas en tant qu’homosexuel que celui-ci sera meilleur sous un certain point de vue que l’hétérosexuel. Cela ne fait donc pas de l’homosexualité une vertu Tel ivrogne appréciera peut-être mieux un grand cru qu’un homme qui ne boit que de l’eau. Cela ne fait pas de son ivrognerie une vertu[11].
Peut-être faut-il se rendre compte que si l’acte homosexuel est un agir objectivement mauvais il ne peut être le lieu d’une croissance de la personne. Il faut bien voir qu’il n’est pas mauvais parce que contraire à la loi morale, ou parce qu’interdit. Il est mauvais parce qu’il porte atteinte à un bien, qui est le bien de la personne. Il n’a donc pas à être régulé, de même que l’amateur de pornographie, même compulsif ou addictif, n’a pas à réguler son agir mais à s’en détourner. Une tendance, lorsqu’elle est mauvaise doit être réprimée par celui qui la reconnaît telle, et c’est alors le renoncement à l’assouvir qui, moralement, s’impose. Et si la volonté est submergée par la tendance, alors il est évident que cela ne rend pas la volonté bonne.
Si toutefois cela était impossible pour des raisons psychiques, cela retirerait à son acte sa dimension volontaire mais n’autoriserait pas le moraliste à le juger bon, c'est-à-dire objectivement orienté vers le bien authentique de sa personne[NB1] .
Il en est de même de l’homosexualité : les actes auxquels elle incline sont désordonnés. En effet, ils privent la sexualité de ce qui la rend humainement bonne, à savoir sa signification de don réciproque et ouvert à la vie d’un homme et d’une femme au sein du lien conjugal. Ils sont de nature morale dans la mesure où ils sont volontaires, et il faut reconnaître qu’un acte compulsif n’est pas nécessairement délibéré ni par conséquent volontaire. Mais la confusion que fait Thévenot entre le psychologique et le moral le conduisent à soumettre l’exigence morale à la recherche de la satisfaction d’une pulsion vécue comme irrépressible.
Or la vie morale ne consiste pas à être soumis à ses pulsions, mais à s’ordonner au bien authentique de notre nature humaine dont nous entendons l’appel au plus intime de notre conscience.
D’un point de vue théologique, ce bien est l’union à Dieu[12]. Les commandements sont des commandements d’amour, de telle sorte que la vie morale ne consiste pas à gérer ses propres transgressions.
D’un point de vue modestement philosophique, certes aristotélicien, l’exigence morale est une exigence de bonheur, et d’un bonheur commun, exigence découverte par la raison à la lumière de la vérité sur l’homme : une personne sexuée, capable de connaître la vérité de son être, source de ses actes libres, capable de se donner et de recevoir le don d’autrui.
Allons plus loin : il est convenu de parler non pas de l’homosexualité mais des homosexualités. Je parle de l’homosexualité ici pour nommer ce qui est commun aux homosexualités, à savoir des tendances et des actes que l’on qualifie couramment d’homosexuels.
Peut-être une certaine confusion s’est-elle installée dès lors que l’on s’est mis à envisager la sexualité comme une simple fonction de plaisir, pouvant se décliner sur divers modes dont l’un, l’hétérosexualité, trouvait sa légitimité sociale du fait de la procréation. Ce faisant, on s’est rendu incapable d’un jugement en vérité sur l’activité sexuelle ainsi conçue, dès lors qu’elle ne concernait que des adultes consentants[13].
Or la sexualité humaine est plus que cela. L’animal également procrée et trouve du plaisir dans son corps et en particulier dans l’accouplement[14].
Seul l’homme peut faire de cette relation un acte dans lequel tout son corps accède à une dimension personnelle, qui est une relation de don et de relation. La personne ne se découvre pas simplement mâle ou femelle, comme on l’a déjà dit, mais masculin ou féminin. Ce corps ne prend pour la personne tout à fait son sens que devant le corps de la personne de l’autre sexe, de telle sorte que s’il est vrai que le masculin ne se comprend que devant le féminin, et que le féminin ne se comprend que devant le masculin, l’homosexualité n’existerait que là où la différence sexuelle n’existerait plus, ou ne serait qu’une différence biologique et non personnelle. Autant il est nécessaire de ne pas réduire une personne à sa vie sexuelle, ni à ses tendances ou à ses actes, autant il est étonnant de vouloir justement réduire l’identité sexuelle à ces tendances voire à ces actes. Avoir envie de fumer, ou même fumer, ne suffit pas à classer une personne dans une catégorie susceptible de la définir, et encore moins une catégorie dont elle ne pourrait, ni devrait, tenter de sortir.
Reste que la difficulté à s’accorder sur un vocabulaire précis est un symptôme qu’il faut interpréter : est-on homosexuel comme on est footballeur, ou comme on est juif, ou comme on est Breton, ou encore comme on est femme, ou comme on est homme, ou bien comme on est enfant, ou comme on est triste ? Autrement dit, en termes plus philosophiques, le mot être dit-il la substance, ou bien la qualité, ou bien la relation, ou bien une action, ou encore quelque chose que l’on subit ?
A voir les choses en termes simplement biologiques, on passe à côté de ce qui fait de la sexualité une réalité humaine et personnelle, et cependant incarnée. En un mot, on passe à côté de la nature humaine de la sexualité. Ce que nous nommons peut-être un peu pompeusement « sexualité animale » résulte de l’instinct, dans lequel l’animal n’exerce pas de choix délibéré. Il recherche l’accouplement, peut-être même éventuellement le plaisir, et il est si peu libre par rapport à cette recherche qu’elle peut être mortelle pour lui[15]. C’est que ce qui agit en l’animal n’est pas un « je » subjectif, il est simplement dirigé par les lois biologiques propres à son espèce. La sexualité humaine est une sexualité à la première personne, et cette personne est un sujet corporel, de telle sorte qu’en engageant le corps la sexualité demeure personnelle. Le corps n’est pas l’objet au moyen duquel le sujet se procure du plaisir, il est la personne elle-même en sa manifestation visible. Autant en l’animal l’acte sexuel est celui de l’espèce, autant en l’homme il a à être celui d’un sujet qui inscrit son corps sexué dans une relation à un autre corps sexué.
A l’évidence, une relation n’est sexuelle que si elle intéresse le corps en tant que sexué : serrer la main à un ami n’est pas un acte sexuel. Or ce qui permet de dire que le corps est sexué n’est pas qu’il est source de plaisir, mais qu’est inscrite en lui une identité relative masculine ou féminine, c'est-à-dire une identité dont le sens ne se manifeste que dans la relation à l’autre sexe.
[1][1] Xavier Thévenot, Repères éthiques, 1982, p. 16
[2][2] Xavier Thévenot, Repères éthiques, 1982, p. 95
[3][3] Xavier Thévenot, Repères éthiques, 1982, p. 90
[4][4] Xavier Thévenot, Repères éthiques, 1982, p. 90
[5] « Certes, dans l’action pastorale, ces homosexuels doivent être accueillis avec compréhension et soutenus dans l’espoir de surmonter leurs difficultés personnelles et leur inadaptation sociale. Leur culpabilité sera jugée avec prudence. Mais nulle méthode pastorale ne peut être employée qui, parce que ces actes seraient estimés conformes à la condition de ces personnes, leur accorderait une justification morale. Selon l’ordre moral objectif, les relations homosexuelles sont des actes dépourvus de leur règle essentielle et indispensable. Elles sont condamnées dans la Sainte Ecriture comme de graves dépravations et présentées même comme la triste conséquence d’un refus de Dieu.(13) Ce jugement de l’Ecriture ne permet pas de conclure que tous ceux qui souffrent de cette anomalie en sont personnellement responsables, mais il atteste que les actes d’homosexualité sont intrinsèquement désordonnés et qu’ils ne peuvent en aucun cas recevoir quelque approbation. » Congrégation pour la doctrine de la foi, Persona humana, n°8 (1975)
[6][6] Xavier Thévenot, Repères éthiques, 1982, p. 90-95
[7] Xavier Thévenot, Repères éthiques, 1982, p. 84
[8] Xavier Thévenot, Repères éthiques, 1982, p. 86
[9] C'est-à-dire qui usent mal
[10][10] Xavier Thévenot, Repères éthiques, 1982, p. 87
[11] On retrouve souvent ce type d’argument à propos de l’adoption d’enfants par des personnes homosexuelles : « il vaut mieux qu’un enfant soit élevé par des homosexuels qui l’aiment que par des hétérosexuels qui le battent ». Mais d’abord des homosexuels pourront aussi battre leurs enfants, ensuite le mauvais comportement d’hétérosexuels n’est pas un argument suffisant pour canoniser les parents homosexuels, et enfin la vraie question est de savoir à quoi l’enfant, par nature, a droit.
[12][12] D'autre part, le fait que seuls les commandements négatifs obligent toujours et en toutes circonstances ne veut pas dire que les prohibitions soient plus importantes dans la vie morale que le devoir de faire le bien, exprimé par les comportements positifs. La raison en est plutôt la suivante : le commandement de l'amour de Dieu et de l'amour du prochain ne comporte dans sa dynamique positive aucune limite supérieure, mais il a une limite inférieure en dessous de laquelle il est violé. Veritatis Splendor, 52
[13] Avec toutes les limites de cette définition, si l’on considère par exemple les revendications de l’association Martijn aux Pays-Bas, favorable à la reconnaissance de la pédophilie avec des enfants consentants.
[14] Songeons simplement aux bonobos.
[15] En 1954, Olds et Milner ont montré comment un rat pouvait rechercher ce plaisir jusqu’à négliger ses besoins vitaux
[NB1]Tu peux peut-être aussi évoquer que si on ne peut supprimer la tendance, en dernier recours l’abstinence est possible